Dans la baie de Rayong, à quelques heures à l’est de Bangkok, le mois de janvier correspond généralement à la saison de la seiche et du crabe. Or, cette année, les prises ont été très inhabituelles : au lieu de rapporter des fruits de mer, les pêcheurs sont revenus avec leur matériel endommagé et couvert d’une boue noire due à la fuite de près de 47.000 litres de pétrole brut– échappés le 25 janvier dans le Golfe de Thaïlande d’un pipeline appartenant à l’entreprise de raffinage Star Petroleum Refining Company (SPRC), à une vingtaine de kilomètres de la côte.
Peu après, le littoral de l’est fourmillait de centaines d’employés du gouvernement en combinaison blanche venus nettoyer le rivage souillé par le pétrole. Pendant ce temps, au large, des navires de la marine versaient des produits dispersants dans l’océan pour faire descendre le pétrole sur les fonds marins. La marée noire a éloigné les nombreux touristes des plages, dont la fréquentation avait déjà été mise à mal par les répercussions de la Covid-19.
L’ampleur exacte de la marée noire est difficile à déterminer. Au début, une fuite de 400.000 litres de pétrole a été annoncée, mais ce chiffre a été révisé à plusieurs reprises, et le chiffre définitif est huit fois plus petit que le premier, ce qui a suscité des doutes chez les habitants, et les militants écologistes ont fait remarquer que ce chiffre ne semblait pas correspondre à la quantité de dispersant utilisé.
La marée noire de janvier était la deuxième de l’histoire de la baie de Rayong. Dix jours après la première marée noire, en 2013, PTT Global Chemical – la compagnie pétrolière responsable de la catastrophe – et les fonctionnaires du gouvernement ont annoncé que les opérations de nettoyage avaient permis d’éliminer le pétrole. Au début, la qualité de l’eau semblait revenue à la normale, mais quelques mois plus tard les vagues de la mousson ont commencé à déposer des boulettes de pétrole sur les plages. Et cela a duré des années.
Suite à cette première marée noire, les pêcheurs ont continué de trouver des os de seiches de petite taille, ce qui indiquait que les animaux étaient morts prématurément. La pêche était de moins en moins abondante, et les pêcheurs attrapaient parfois des poissons déformés qui étaient aveugles, avec des taches blanches sur les yeux. Face aux changements qui s’opéraient dans le milieu aquatique, les pêcheurs expérimentés comme Lamom Bunyong et d’autres pêcheurs du territoire se doutaient qu’il se produisait quelque chose d’anormal.
Ce matin, Tiraj, le fils de Lamom Bunyong, dirige le bateau de pêche familial vers la manifestation en mer. Il ralentit le moteur et tourne le bateau face à la côte de sorte que les banderoles suspendues à travers l’embarcation soient visibles. Quelque part sur la terre ferme, le père de Tiraj conduit les manifestants vers le portail de la compagnie pétrolière à l’origine de la dernière marée noire.
La famille Bunyong vit dans le sous-district de Pak Nam, à Rayong, à quelques pas seulement de la plage et à 15 kilomètres du port industriel de Map Ta Phut, le plus grand site industriel pétrochimique de Thaïlande. Il fait partie des nombreuses zones industrielles situées sur ce territoire, dénommé « couloir économique de l’Est », une zone économique spéciale qui favorise le développement industriel extensif de toute la côte est de la Thaïlande.
À quelques heures de voiture seulement à l’est de Bangkok, Rayong est un site touristique réputé pour ses fruits de mer. Toutefois, depuis le début des années 1980, de plus en plus d’usines ont été construites le long de la côte, ce qui a donné lieu à des problèmes de pollution préjudiciables à la fois sur terre pour les agriculteurs et en mer pour les pêcheurs.
En 2009, le Conseil national de l’environnement a déclaré la zone industrielle de Map Ta Phut « zone de pollution contrôlée », suite au recours juridique déposé en 2009 par les habitants de Rayong pour protester contre les permis accordés par le gouvernement thaïlandais en faveur de projets susceptibles de nuire à la population et à l’environnement – sans les auditions publiques préalables prévues par la constitution du pays. La qualification de zone de pollution contrôlée de Map Ta Phut avait pour objectif de réduire au maximum les effets des activités industrielles sur la santé dans ce secteur géographique. Mais jusqu’à présent, aucune mesure n’a été appliquée et le bruit court que la zone de pollution contrôlée pourrait être supprimée.
Depuis la première marée noire, en 2013, les représentants du secteur de la pêche et du gouvernement ont assuré aux pêcheurs que leurs moyens de subsistance ne risquaient rien, mais les locaux voyaient de leurs propres yeux que la situation n’était pas si favorable.
Désireux de mieux comprendre les changements de l’environnement, quelques habitants ont commencé à conserver des vidéos et des photos témoignant des anomalies du milieu marin et de la présence de pétrole. Ils ont rassemblé ces enregistrements dans une discussion de groupe et les ont envoyés à un organisme d’aide juridictionnelle à Bangkok espérant qu’ils serviraient un jour de preuves dans le cadre d’un procès.
En 2014, plusieurs centaines de pêcheurs locaux ont finalement décidé d’intenterune action en justice contre PTT Global Chemical et le gouvernement thaïlandais, invoquant le nettoyage insuffisant et incomplet de la marée noire. Il s’agit de la première procédure judiciaire concernant une marée noire en Thaïlande et, selon les avocats locaux spécialisés dans les questions d’environnement, il y a de fortes chances pour que cela crée un précédent. Le dossier est actuellement en instance à la Cour suprême du pays.
« Nous devons avoir les yeux partout », explique Lamom Bunyong en montrant à un ami comment utiliser un smartphone pour envoyer des images de la mince pellicule d’hydrocarbures à la surface de la mer. « Avant, c’étaient des filets de pêche que nous avions dans les mains, aujourd’hui, ce sont des appareils photo. »
À Rayong comme dans le reste de la Thaïlande, les populations locales se sont tournées vers les « sciences citoyennes », qui permettent de comprendre et de garder des traces de l’impact des projets de développement et de la pollution sur leurs villes.
« Au début, je n’ai pas prêté attention à la marée noire, mais plus tard j’ai compris que cela me touchait aussi », précise Nawarat Thoopbusha, propriétaire d’un magasin d’articles de pêche, ajoutant que l’impact de la marée noire s’est fait ressentir dans de nombreux secteurs de la province.
« Elle porte préjudice aux pêcheurs, aux restaurants de fruits de mer, aux personnes qui transforment les produits de la mer, aux propriétaires d’hôtels, et à bien d’autres professions. Sans parler des consommateurs, étant donné que le prix des fruits de mer augmente fortement, puisque les bateaux de pêche sont obligés d’aller plus loin », indique-t-elle à Equal Times.
Suite à la marée noire de janvier 2022, SPRC a mis en place un centre de réclamations dans un hôtel pour permettre aux personnes concernées de demander réparation. Un mois plus tard, l’entreprise a mis fin au processus d’enregistrement des réclamations après avoir reçu 13.000 plaintes des populations locales. Les habitants continuent d’organiser des manifestations et des réunions publiques et de réunir des preuves en vue d’une action en justice pour obtenir une réparation et une remise en état de l’environnement.
« Au début, il n’y avait que quelques dirigeants locaux, mais aujourd’hui davantage de personnes se rendent compte que les preuves peuvent les aider à faire valoir leurs droits », affirme Weerawat Ob-o, juriste au Centre des ressources locales, un organisme d’aide juridictionnelle qui travaille avec les pêcheurs de Rayong depuis la marée noire de 2013. « Certains pensent que les effets de la marée noire sont derrière nous. Mais avec les preuves que les citoyens rassemblent, les gens prennent conscience du fait que le problème n’est pas terminé. »