Au Kenya, les travailleurs font les frais d’un système de financement du développement défaillant – et peuvent contribuer à en instaurer un nouveau

Au Kenya, les travailleurs font les frais d'un système de financement du développement défaillant – et peuvent contribuer à en instaurer un nouveau

Protesters took to the streets in towns and cities across Kenya on 23 July 2024, in defiance of a police ban, the latest in a series of demonstrations that have rocked the East African nation. Activists led by young Gen-Z Kenyans launched peaceful rallies last month over steep tax increases but they spiralled into deadly violence, before morphing into wider anger against President William Ruto’s government.

(Patrick Meinhardt/AFP)

La profonde crise de légitimité à la base des manifestations massives contre le gouvernement du président kenyan William Ruto et son très controversé projet de loi sur les finances a fait couler beaucoup d’encre, y compris des analyses acerbes sur le rôle du Fonds monétaire international (FMI). Les manifestations – et la riposte brutale des autorités, qui a fait plus de 50 morts et plus de 400 blessés – n’ont pas surgi de nulle part, mais sont le résultat d’une escalade. De fait, les tensions s’accentuent depuis des années, à mesure que le gouvernement kenyan accélère son programme d’austérité pour rembourser la dette galopante du pays. Avant même l’entrée en fonction du président Ruto en 2022, les budgets et les réformes fiscales du gouvernement visaient à augmenter les recettes pour rembourser les investisseurs étrangers, en mettant à contribution la classe ouvrière et l’ensemble de la population.

Les travailleurs kenyans n’ont pourtant pas cessé de se battre et d’attirer l’attention sur la nécessité d’une nouvelle politique fondée sur la justice fiscale, des biens publics solides et une architecture financière internationale qui favorise un développement équitable plutôt que des dettes irrécouvrables. Pour regagner la confiance du public et rétablir la légitimité démocratique de leurs politiques, le gouvernement kenyan et les institutions financières internationales se doivent de prendre en compte ces travailleurs et d’inverser les politiques qui leur ont causé tant de tort.

Pas de justice du logement sans justice fiscale

Au début de l’année, le président Ruto a signé la loi sur le logement à prix abordable (Affordable Housing Act), qui prévoit la déduction sur le salaire des travailleurs d’une taxe sur le logement de 1,5 % en vue du financement de la construction de 200.000 unités de logement abordable par an. Cette loi, qui s’inscrivait initialement dans le cadre de la loi sur les finances 2023, fait partie d’une série de prélèvements effectués sur les personnes ordinaires, y compris le doublement de la taxe sur la vente de carburant. La taxe sur le logement reprend les dispositions d’une loi de 2019 proposée par le président de l’époque, Uhuru Kenyatta, alors que M. Ruto occupait le poste de vice-président. À l’époque déjà, la proposition avait suscité une vive opposition de la part de la Central Organization of Trade Unions Kenya (COTU-K) et du Kenya National Union of Teachers (syndicat national des enseignants du Kenya), avant d’être finalement suspendue par les tribunaux.

Bien que cette loi vise à résoudre la crise du logement à prix abordable dans les centres urbains du Kenya, elle ne prend pas suffisamment en compte les conditions matérielles de la population kenyane. Les 80 milliards de shillings kenyans (615 millions USD) collectés chaque année grâce à cette taxe sont loin d’atteindre les 400 milliards de shillings kenyans (3 milliards USD) nécessaires à la construction des 200.000 unités de logement par an promises par le gouvernement. Dans le même temps, la multitude de nouvelles taxes ne ferait qu’alourdir le fardeau pesant sur une population toujours pas remise des retombées de la pandémie de Covid-19, rendant l’accès à un logement à prix abordable encore plus improbable pour le citoyen kenyan moyen. Sans surprise, la taxe sur le logement a suscité, comme en 2019, une vague de contestation ainsi qu’un recours en justice.

L’opacité du processus budgétaire, le fardeau extraordinaire que représente le coût du service de la dette et le rôle prépondérant des acteurs extérieurs, y compris le FMI, sont autant de facteurs qui contribuent à la défiance des Kényans à l’égard de leur gouvernement et de la capacité de ce dernier à gérer les finances publiques de manière responsable.

À l’heure où il est estimé que 90 milliards USD quittent chaque année le continent africain sous forme de flux financiers illicites, alors même que la fortune des entreprises et des particuliers, elle, n’est pas imposée, il apparait impératif d’inscrire la justice fiscale au cœur de la politique fiscale.

Or, malgré les souffrances endurées par la population et la crise de légitimité croissante à laquelle faisait face le gouvernement, le FMI, lors de la révision de ses prêts en juillet 2023, a conseillé à ce dernier de ne pas changer de cap et de maintenir son engagement à l’égard des programmes existants. On note néanmoins quelques évolutions encourageantes, telles que l’inclusion de la COTU-K dans le conseil d’administration du Fonds pour le logement à prix abordable (Affordable Housing Fund), ce qui devrait contribuer à une plus grande transparence et à un meilleur contrôle des fonds.

Désinvestissement public, développement privatisé

À la mi-mars 2024, les médecins et les travailleurs de la santé kényans ont entamé un mouvement de grève de 56 jours, malgré des répressions gouvernementales violentes. Ils revendiquaient la pleine mise en œuvre de leur convention collective, signée en 2017, notamment le paiement de leurs arriérés de salaire et l’embauche immédiate de médecins stagiaires. Le fait que des médecins stagiaires n’aient pas été embauchés est d’autant plus regrettable que, dans le cadre de sa Kenya Vision 2030, le gouvernement cite la pénurie de personnel compétent comme un obstacle à la prestation des soins de santé. Si le syndicat des médecins, pharmaciens et dentistes du Kenya a fini par reprendre le travail, les récentes manifestations de masse et la dissolution du cabinet présidentiel ont ravivé la contestation des travailleurs sanitaires, frustrés par l’enlisement des négociations et les promesses non tenues du gouvernement.

Alors que le secteur de la santé publique reste en sous-effectif et sous-financé, le gouvernement kenyan compte sur le secteur privé pour combler les lacunes.

Le Kenya présente l’une des plus fortes concentrations au monde d’investissements dans les soins de santé par des institutions de financement du développement, or loin de favoriser le développement, ces investissements ont eu des conséquences macabres pour les patients ainsi que pour leurs familles.

Celles-ci ont inclus des peines d’emprisonnement pour factures impayées, des obstacles à l’accès aux soins et un endettement personnel accablant. La Société financière internationale (SFI), branche du Groupe de la Banque mondiale chargée des prêts au secteur privé, souhaite jouer un rôle de premier plan dans la prolifération des hôpitaux privés et la financiarisation des soins de santé. Les Kenyans ont déjà fait l’expérience des conséquences néfastes de la privatisation de biens publics essentiels dans le cas du financement par la SFI de Bridge International Academies, une chaîne d’écoles privées impliquée dans une litanie d’abus et de négligences qui ont couvert d’opprobre cette institution.

Financement pour le développement : une approche centrée sur le travailleur

La mise en œuvre frénétique de mesures d’austérité par le gouvernement Ruto vise à rembourser une euro-obligation de 2 milliards USD qui arrivait à échéance en juin 2024 – un exercice rendu difficile par la dévaluation du shilling kenyan et l’épuisement des réserves de change. Bien qu’il y ait beaucoup à redire sur les dépenses financées par la dette des gouvernements Uhuru-Kenyatta/Ruto au cours de la dernière décennie, la pression financière que subit le pays est systémique et partagée par de nombreux pays du Sud global. La pandémie, les graves sécheresses dues aux changements climatiques et les crises géopolitiques internationales sont autant de chocs aux conséquences économiques dévastatrices qui échappent au contrôle du gouvernement kenyan. D’autre part, à mesure que les marchés financiers nationaux de pays comme le Kenya se développent et s’ouvrent aux investisseurs extérieurs, ils se trouvent aussi de plus en plus exposés aux caprices de la finance mondiale. Avec l’émergence de nouveaux pays, comme la Chine, comme sources importantes de prêts bilatéraux, les tensions géopolitiques ont rendu la restructuration de la dette plus complexe. Dans le même temps, les pays à faible revenu ont vu au cours de ces dernières années se réduire les sources de financement concessionnel.

Comme le montrent les crises de la dette au Sri Lanka, en Zambie, au Ghana et dans un nombre croissant d’autres pays, l’architecture financière internationale compromet le développement qu’elle était censée promouvoir et creuse les inégalités mondiales, laissant pour compte la plus grande partie de la population mondiale.

Les travailleurs au Kenya et dans le monde entier n’ont cessé de mettre en garde contre les politiques d’austérité telles que celles menées par le président Ruto. Comme le démontrent les troubles actuels et la répression tragique au Kenya, le fardeau de ces politiques pèse beaucoup trop lourdement sur les personnes qui ne peuvent pas le supporter. À l’heure où les Kényans tracent la voie à suivre dans leur propre pays et où les dirigeants mondiaux envisagent de réformer notre architecture financière internationale, les travailleurs ouvrent la voie en appelant à une réforme systématique de la dette souveraine et à une refonte en profondeur du système financier mondial.