En Bolivie, vingt ans de lutte contre le mal silencieux de la maladie de Chagas

En Bolivie, vingt ans de lutte contre le mal silencieux de la maladie de Chagas

Chagas disease is caused by triatomine or kissing bugs, locally known as vinchucas. They are often found in adobe houses, such as the one where these children live. These insects were discovered during a public awareness campaign in a neighbourhood of Camiri, in Bolivia, in July 2006.

(Christian Lombardi/ZUMA Press)
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« Bonjour, c’est la première fois que vous venez à la plateforme ? », demande Yurli Escobar. Derrière le bureau qui fait office d’accueil, l’infirmière du centre de dépistage reçoit les patients le plus chaleureusement possible. « Souvent, les personnes qui arrivent ici n’ont pas très envie de parler de leur situation, car elles ont été stigmatisées, donc on essaye de les mettre le plus à l’aise possible », explique-t-elle.

La « situation » dont parle Yurli Escobar, c’est d’avoir la maladie de Chagas. Une pathologie endémique dans 21 pays d’Amérique latine qui touche 6 millions de personnes dans le monde, dont 600.000 à un million en Bolivie. Une infection silencieuse, longtemps « associée à la pauvreté, à la campagne, bien que ce soit faux », selon les mots de Gimena Rojas, l’une des deux médecins de la plateforme Chagas (Plataforma de atención integral a pacientes adultos con enfermedad de Chagas, en espagnol) située à Cochabamba, au centre de la Bolivie.

Chaque mois, ce centre reçoit gratuitement quelques dizaines de patients qui viennent se faire tester ou suivre un traitement contre la maladie. « J’ai un Chagas chronique depuis des années. Je suis asymptomatique, mais chaque année, je viens faire un contrôle ». détaille Gloria, une patiente d’une soixantaine d’années. L’infirmière l’accompagne dans une des petites pièces du centre en lui disant :« Aujourd’hui, on va contrôler comment va ton cœur ».

Du nom du médecin infectiologue brésilien, Carlos Chagas, qui l’a identifié en 1909, le Chagas est provoqué par un parasite transmis par la piqûre d’une punaise, la vinchuca. Après une phase aiguë qui dure plusieurs semaines, la maladie devient chronique et asymptomatique pendant des années voire des décennies. Puis, dans 40 % des cas, s’ensuivent des complications cardiaques ou digestives. L’OMS estime que 10.000 personnes meurent de la maladie chaque année.

« Dans les années 2000, beaucoup de personnes qui avaient le Chagas pensaient encore qu’il n’y avait qu’une seule issue : la mort et que le traitement était inutile. Pourtant, quand la maladie est détectée et prise en charge rapidement, elle se soigne très bien »,explique Gimena Rojas.

Jusqu’à très récemment, la maladie était entourée de nombreuses croyances. Par exemple, la vinchuca est très présente dans les maisons d’adobe, en terre séchée, « et pour beaucoup, ces maisons et cette maladie n’existent que dans les zones rurales, mais moi, j’ai vu ce type de construction, infestées de vinchucas, dans des zones urbaines, à Cochabamba », témoigne María Jésus Pinazo Delgado à la tête du programme Chagas, de la Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi), un réseau international de recherche à but non lucratif, ayant pour objectif le développement de traitements pour les maladies négligées.

Les personnes malades étaient également victimes de stigmatisation, voire de discrimination : « Quand un homme souhaitait entrer dans l’armée ou la police et qu’il était testé positif au Chagas, il était directement rejeté », se rappelle Gimena Rojas.

« Beaucoup de personnes venaient nous voir en disant ‘Mon mari ou ma femme ne veut plus être avec moi, car j’ai le Chagas’, sans connaître les modes de transmission de la maladie », raconte Yurli Escobar. D’où cette attention particulière pour que les patients « se sentent en confiance ». C’est d’ailleurs pour cette raison que les deux docteurs et les deux infirmières comprennent et parlent quechua. « Il y a des gens qui arrivent au centre et qui parlent principalement quechua, et c’est plus facile pour eux de parler de leur situation dans cette langue », continue l’infirmière.

Si, en 20 ans, la situation s’est améliorée, la prise en charge des malades dans les centres de soins publics est encore largement améliorable. « On continue de nous dire ‘dans tel quartier, ils ne veulent pas nous recevoir’, des choses comme ça », témoigne Véronica Rodriguez, membre de l’association Corazones unidos por el Chagas, à Cochabamba.

L’association organise donc des conférences ou des débats avec des soignants pour faire comprendre l’importance d’une attention « de qualité et chaleureuse ». « Aujourd’hui, les personnes infectées osent venir dans les hôpitaux, mais si on ne les reçoit pas bien ou qu’on leur dit de revenir dans deux semaines, elles se démotivent ». C’est d’ailleurs pour cela que certains patients préfèrent venir au centre, qui traite uniquement cette infection, là où les urgences quotidiennes des centres de soin publics font que les soignants ne priorisent pas les malades du Chagas.

Nouveaux foyers liés aux migrations

Lorsqu’un nouveau patient arrive, l’une des infirmières lui demande très rapidement si un de ses parents est atteint du Chagas et s’il a vécu en présence de vinchucas. « Je vivais à la campagne quand j’étais enfant et, oui, il y avait des vinchucas », répond Béatriz, qui vit aujourd’hui à Cochabamba. À 50 ans, il s’agit de sa première visite au centre et elle est légèrement inquiète d’avoir été testée positive : « Je voulais donner mon sang, mais ils m’ont dit que j’avais le Chagas et que je devais venir ici ». Beaucoup de personnes apprennent qu’elles sont malades de cette façon, la maladie pouvant être transmise par transfusion sanguine.

Aujourd’hui, la vinchuca reste un vecteur de transmission, mais c’est surtout la transmission congénitale qui est dans le collimateur des médecins. En effet, dans 5 à 6 % des cas, une mère infectée peut transmettre la maladie à l’enfant. Cela rend la lutte contre la maladie bien plus difficile car, du fait des migrations, la maladie peut être transmise dans des zones sans vinchucas.

« Aujourd’hui, nous alertons sur de nouveaux foyers d’infection, par exemple dans les zones tropicales de l’est de la Bolivie », prévient le docteur Jimy Pinto. « Là-bas, les vinchucas ne sont pas encore contaminées par le Trypanosoma cruzi [le parasite provoquant le Chagas, ndlr], mais avec l’arrivée de personnes malades dans ces régions, ces vinchucas pourrait récupérer le parasite et commencer à transmettre la maladie.

Pour le docteur, ce sont même les transmissions congénitales liées aux migrations qui ont conduit à la lutte contre le Chagas en Bolivie : « Soyons honnêtes, s’il n’y avait pas eu une augmentation des cas en Espagne avec l’immigration latinoaméricaine et bolivienne, je ne suis pas sûr que la coopération espagnole serait venue ici dans les années 2000 ».

Ces investissements ont pourtant été déterminant pour développer une stratégie de lutte contre l’infection dans le pays andin, car avant l’ouverture de la plateforme Chagas de Cochabamba en 2009, via la fondation Ceades financée par l’AECID, l’agence de coopération internationale espagnole pour le développement, le dépistage et le traitement des malades étaient quasiment inexistants. Ce sont donc les médecins des plateformes qui vont former le personnel des hôpitaux publics et centres de soins boliviens à la lutte contre la maladie. Aujourd’hui, plus d’une cinquantaine d’établissements du système de santé publique appliquent leurs méthodes dans le pays.

Améliorer les traitements et leur accessibilité

Malgré ces avancées, le combat contre cette maladie est loin d’être terminé. Pour María Jésus Pinazo Delgado du DNDi, il faut avancer sur plusieurs fronts à la fois : « Chez DNDi, nous travaillons à la fois sur l’amélioration de l’accessibilité, car moins de 10 % des personnes avec le Chagas sont diagnostiquées, mais aussi sur des traitements plus efficaces ou avec moins d’effets indésirables ». Ainsi, les travaux du réseau ont permis de développer, en 2011, des doses pédiatriques pour traiter spécialement les enfants.
Avant cela, les médecins devaient diviser les doses pour adultes en estimant la dose nécessaire pour un enfant.

Même constat pour Jimy Pinto, qui estime que la recherche médicale autour de la maladie doit être plus importante : « Le traitement actuel dure deux mois, a des effets indésirables sur 30 % des patients et plus la personne est infectée depuis longtemps, moins il est efficace. Tout cela doit être amélioré ».

Mais la recherche autour de la maladie se heurte au désintérêt des laboratoires pharmaceutiques : « Ce n’est pas rentable pour eux », regrette María Jésus Pinazo Delgado, « donc nous essayons de les convaincre de participer, sans qu’ils perdent, ou gagnent d’argent avec le projet, par exemple en mettant à disposition leur banque de molécules ». Tout le processus de recherche doit être adapté en prenant en compte la situation économique des pays où l’infection est présente. « Ce ne serait pas très utile de trouver la molécule parfaite contre le Chagas si personne ne payait le traitement », résume la docteure. Le réseau DNDi travaille tout de même sur de nouvelles molécules, mais toujours sous le critère de l’accessibilité du traitement.

Cependant, les financements autour de la maladie sont toujours plus faibles. Ainsi, faute de nouveaux projets, la plateforme Chagas de Cochabamba devrait fermer d’ici quelques années. « Depuis 2020, beaucoup de financements internationaux ont été fléchés vers le Covid-19 et avec l’amélioration de la situation [du Chagas, ndlr], il y a moins d’intérêt », décrit Jimy Pinto. « La pandémie nous a touchée très durement, beaucoup de nos financements se sont terminés », ajoute la responsable du programme Chagas de DNDi. Une situation qui pourrait donner lieu à de nouvelles flambées de la maladie, notamment dans les zones à forte migration.

This article has been translated from French.