« Pour avoir cette convention collective, je resterai en grève pendant des mois ou des années » : En Suède, la lutte contre Tesla continue

« Pour avoir cette convention collective, je resterai en grève pendant des mois ou des années » : En Suède, la lutte contre Tesla continue

Janis Kuzma, currently on strike, is determined to fight until a collective agreement is reached with Tesla, his employer until last October. 10 May 2024, Malmö.

(Guillaume Amouret)

Face aux méthodes de la firme américaine Tesla, l’opposition des citoyens et des syndicats continue en Europe. Tandis que les plans d’agrandissement du site de production allemand de Grünheide, près de Berlin, sont toujours contestés par les militants écologistes locaux, en Suède, la grève des mécaniciens de Tesla, soutenue par un large boycott interprofessionnel, se poursuit depuis près de huit mois.

À Malmö, dans le sud du pays, aux grilles d’un concessionnaire de la marque au T, a été accrochée d’une large banderole du syndicat des travailleurs de l’industrie suédois, IF Metall, dont le message est univoque : “KONFLIKT”. Et le sous-titre suivant : « I Sverige kör vi med kollektivavtal » (« en Suède, nous opérons avec une convention collective »).

De l’autre côté de la rue, deux des mécaniciens, affublés d’un gilet de sécurité aux couleurs d’IF Metall tiennent, en ce mois de mai, le piquet de grève contre Tesla. Ce qui a incité Janis Kuzma et son collègue [qui a souhaité rester anonyme] à rejoindre le mouvement lancé par IF Metall, ce sont les conditions de travail et la relation avec leurs supérieurs.

Janis Kuzma entame actuellement son huitième mois de grève, il a été le premier à déposer les outils en octobre dernier. « À plein régime, à l’été 2023, nous étions 15 dans l’atelier, à nous marcher dessus dans un espace réduit », explique-t-il. Ajoutés à cela, le stress et, selon Janis et son collègue, une mauvaise gestion du planning.

« Beaucoup étaient souvent en arrêt-maladie, parce qu’épuisés physiquement et mentalement », résument-ils. Chaque mécanicien avait quotidiennement cinq véhicules entre les mains.

Et, si l’un d’entre eux se plaignait, « la directrice des ressources humaines lui signifiait que Tesla n’était pas fait pour tous et qu’il était libre de partir ». Martin Berglund, médiateur d’IF Metall, invoque le caractère faussement familial de Tesla: « Tesla a une communication interne basée sur le fait qu’elle considère ses employés comme une famille », explique-t-il. « Mais en réalité, Tesla crée une société dans la société, où elle contourne les règles et les régulations quotidiennement ».

Ce qui choque Janis, c’est l’absence totale de dialogue avec ses supérieurs. « Si tu n’acquiesces pas à tout et que tu partages des vues différentes, tu risques de te faire licencier » ajoute-t-il.

Récemment, IF Metall a effectivement accusé Tesla de résiliation illégale de contrat de travail. Dans l’atelier de Umeå, un travailleur a été remercié plus tôt que son contrat le prévoyait – au terme de cinq mois au lieu de six. Selon les informations fournies par le syndicat IF Metall, aucune raison valable n’a été avancée par l’entreprise pour justifier ce licenciement. Malgré les négociations, aucune issue favorable n’a été trouvée pour le mécanicien. Convaincu que son licenciement est lié à sa participation à la grève, le syndicat a décidé d’instruire une plainte auprès du Tribunal du travail. C’est pour le moment le seul gréviste contre Tesla à s’être vu résilier son contrat.

Le refus de Tesla de se plier au système suédois

À Malmö, ils sont actuellement sept mécaniciens à avoir déserté l’établi depuis le début du conflit. À l’échelle nationale, ce sont plus d’une trentaine d’employés qui tiennent tête au constructeur de véhicules électriques. Leur revendication, qui n’a pas bougé, tient en une seule phrase : ils souhaitent la signature d’une convention collective. Un accord entre l’entreprise et les employés, par l’entremise des syndicats, qui cadre les conditions de travail et de production. Mais Tesla n’affiche pour le moment aucun signe d’infléchissement.

La convention collective est pourtant l’alpha et l’oméga du système suédois, où le Code du travail est succinct. L’État laisse aux entreprises et aux syndicats de branche une très grande liberté de négociations, qui portent sur les conditions d’emploi (salaires, contrats, etc.), de travail (horaires de travail, sécurité, etc.) et les bénéfices sociaux (retraites, congés, etc.).

Les conventions collectives – bien qu’elles ne soient pas obligatoires – structurent le rapport de force entre employeurs et employés dans le privé comme dans le public et garantissent une certaine stabilité et équité au sein du secteur économique.

En Suède, près de 90 % des actifs sont couverts par une convention collective, tous secteurs confondus.

Le conflit qui oppose Tesla à ses employés réside dans le refus catégorique de la marque américaine de signer l’accord. De l’automne 2022 à l’été 2023, IF Metall a tenté de négocier avec Tesla pour élaborer une convention collective. Cependant, les dirigeants de la marque refusent une convention « par principe », ajoutant que le droit syndical n’entre pas dans « le concept de l’entreprise ».

À ce sujet, le directeur général de Tesla, Elon Musk disait ouvertement en novembre dernier : « Je n’aime pas l’idée des syndicats, ils créent cette situation de seigneurs et paysans », en ajoutant que « les syndicats essayent de créer de la négativité dans l’entreprise ».

Dans son avis de grève, IF Metall martèle qu’il s’agit simplement de « créer une situation d’ordre, tout en évitant les conflits ». La convention serait autant une sécurité pour les salariés que les employeurs : « La convention garantit que personne ne peut faire grève pour obtenir de meilleures conditions que celles prévues par la convention. »

Un large mouvement de solidarité, au-delà des frontières

Devant l’atelier de Malmö, les deux grévistes ne sont pas seuls au piquet. À leurs côtés, quatre autres employés prennent leur quart. Ils ne travaillent pas pour Tesla mais dans le commerce, dans la comptabilité, ou bien encore le secteur hospitalier. Ils et elles ont pris leur demi-journée pour relever les mécaniciens devant les banderoles et assurer une présence.

Le piquet de grève est à l’image du pays. En solidarité avec les mécaniciens d’ateliers, les dockers, les chauffeurs routiers ou les électriciens chargés de la maintenance des bornes de rechargement des voitures ont commencé à boycotter Tesla. Du syndicat des musiciens à celui des postiers, plusieurs corps de métiers se sont joints à la lutte d’IF Metall. « Les employés des ports refusent toujours de décharger les voitures affrétées par bateau », explique Johan Järvklo, secrétaire international d’IF Metall. « Tesla importe maintenant ses véhicules par camions transporteurs ». À Vetlanda, les employés syndiqués de l’entreprise Hydro ont refusé de produire des pièces pour Tesla.

Les mesures de sympathie ont même dépassé les frontières de la Suède. En décembre dernier, le syndicat des transports danois 3F Transport annonçait le blocus des voitures du constructeur dans les ports. Une action suivie par Fellesforbundet en Norvège et AKT en Finlande.

La liste ne cesse de s’allonger avec le temps. Début mai, l’organisation syndicale des cadres et employés de bureaux, Unionen, apportait leur soutien à la grève des ateliers Tesla. En conséquence, les salariés de DEKRA International n’inspecteront plus les produits de la marque américaine. « Aux USA et en Allemagne, les syndicats luttent également pour une convention collective », explique Johan Järvklo. « Il s’agit en réalité d’une lutte globale dont la Suède est actuellement la scène principale ».

Dans l’unique usine européenne de Tesla à Grünheide, en Allemagne, l’homologue d’IF Metall, le syndicat IG Metall, est entré pour la première fois dans le conseil d’entreprise à l’occasion des dernières élections internes de début 2024. Cependant, le syndicat n’a pas atteint la majorité absolue des sièges et n’est donc légalement pas en mesure de négocier une convention collective, comme il est souhaité sur les salaires, entre autres. IG Metall travaille activement à recruter de nouveaux membres pour changer la donne.

La violation du droit à la négociation collective est de plus en plus répandue. Elle a, en effet, été observée dans plus de la moitié des pays européens en 2023 et dans 73% des pays du monde, d’après la Confédération syndicale internationale dans son dernier rapport annuel, l’Indice mondial des droits.

Raison de plus pour IF Metall de mener la grève jusqu’au bout. « Il s’agit ici des droits des travailleurs et de leur pouvoir de négociations, c’est vital », ajoute M. Järvklo. « Nous ne voulons pas que les prochaines entreprises prennent ce même chemin et refusent aussi les conventions collectives ». Le syndicat n’a donc pas l’intention de baisser les bras après déjà huit mois de lutte. En comparaison, en 1995, les employées suédoises de Toys’r’us avaient lutté trois mois durant avant d’obtenir une convention.

Anders Kjellberg est sociologue à l’université de Lund et spécialiste des syndicats. Pour lui, cette grève se distingue des récents mouvements sociaux pour une raison : Tesla refuse toutes véritables négociations et fait appel à des briseurs de grève. « Vingt-trois travailleurs venus de l’étranger ont remplacé les grévistes », explique M. Kjellberg pour qui cette stratégie est inédite.

« En 1995, Toys’r’us avait contourné la grève en faisant appel à des briseurs de grève au sein de l’usine. Ici, Tesla importe la main d’œuvre depuis ses ateliers en Europe. »

Un problème pour le mouvement qui perd de son efficacité, selon M.Kjellberg.

Au-delà des briseurs de grèves, Janis et son collègue ont des doutes sur les nouvelles recrues dans l’atelier de Malmö. « Pour être embauché dans l’atelier maintenant, il suffit de montrer un grand intérêt pour Tesla », avancent-ils. « Les qualifications ne sont pas indispensables ». Un responsable commercial sort une voiture du garage pour une course de contrôle. Elle fait un bruit suspect, un frottement au niveau des roues. Janis s’approche du véhicule – il garde de bonnes relations avec ses collègues – et remarque rapidement que les roues avant et arrière sont inversées. « C’est le manque d’expérience et le stress qui donnent ce résultat », remarque-t-il.

Selon les grévistes, l’atelier tourne actuellement au ralenti avec les nouvelles recrues. À l’intérieur du garage, une banderole est accrochée sur laquelle on aperçoit un hérisson en gilet jaune avec le slogan « Tack, det är bra » (pour « Merci, c’est bon », en suédois). Une façon pour Tesla de leur signifier qu’elle s’en sort parfaitement sans eux et sans convention.

There is power in a union

Cette banderole symbolise bien l’attitude sourde de Tesla dans le conflit. Pourtant, face à la multinationale, IF Metall ne souhaite pas déclarer forfait. Le syndicat suédois discute avec ses homologues, IG Metall en Allemagne et United Auto Workers (UAW) aux États-Unis, sur une stratégie globale à adopter pour continuer la lutte.

Le 13 juin dernier, lors de l’assemblée annuelle des actionnaires de Tesla, un groupement d’investisseurs a appelé le conseil d’administration à adopter une politique de respect du droit d’association et de négociation au sein de l’entreprise. « Cette proposition a été écrite en coopération internationale avec plusieurs syndicats de travailleurs », souligne Johan Järvklo. La proposition a cependant été déclinée par l’assemblée.

Pour Janis, il n’y a aucune alternative. « Je resterai en grève pendant des mois ou bien des années pour avoir cette convention collective. Je le fais moins pour moi que pour la nouvelle génération, pour leur assurer de bonnes conditions de travail ».

C’est le moment de la relève au piquet de grève, Janis part chercher à manger. Avant son départ, il accomplit son rituel : rouler au pas devant le concessionnaire, fenêtres ouvertes, régler les haut-parleurs au maximum et jouer There is power in a union, l’hymne punk rock, composé par le Britannique Billy Bragg en 1986.

This article has been translated from French.