En Turquie, l’approche innovante des syndicats dans la lutte contre la violence sexiste sur le lieu de travail

En Turquie, l'approche innovante des syndicats dans la lutte contre la violence sexiste sur le lieu de travail

Non seulement La Turquie n’a pas ratifié la Convention 190 de l’OIT sur la violence et le harcèlement, mais en 2021 elle s’est également désolidarisée de la Convention d’Istanbul. Pour prévenir la violence faite aux femmes au travail et dans la famille, les syndicats s’appuient sur des recours juridiques alternatifs et des mesures ad hoc.

(Marga Zambrana)

Bahar est ouvrière dans une usine située sur la côte de la mer Égée. Mariée et mère de trois enfants, elle entretenait une bonne amitié avec un autre employé. « Nous nous appelions frère et sœur », explique-t-elle à Equal Times. Mais peu à peu, il a commencé à la regarder fixement et à lui envoyer des textos plus intimes. C’était il y a sept ans et Bahar (nom d’emprunt) ne s’est toujours pas remise de ce traumatisme, affirmant qu’elle a perdu confiance dans les hommes. « Au début, je ne comprenais pas ce qui se passait, je n’arrivais pas à y associer un nom. Puis j’ai pensé que c’était peut-être moi qui l’avais incité à se comporter de la sorte. » Elle a arrêté de répondre à ses messages, elle l’a même bloqué, mais il trouvait d’autres réseaux pour continuer à lui envoyer des messages. « Je me sentais de plus en plus tendue, de plus en plus en colère ». Dans son usine, les femmes sont minoritaires et elle ne savait pas vers qui se tourner. Au bout de trois semaines, elle s’est adressée au syndicat.

C’est là que Nuran Gülenç (du syndicat Birleşik Metal-İş), une experte en égalité des sexes, est intervenue et a proposé une solution simple : modifier les quarts de travail du harceleur et de la harcelée. Après cela, il a continué à la chercher lors des changements d’équipe, à l’aborder à l’extérieur de l’usine et à prétendre que leur relation était normale devant les autres employés, un comportement courant chez les harceleurs. Mme Gülenç a alors demandé à l’entreprise de le licencier. Mais Bahar ne voulait pas exercer de nouvelles représailles : « Nous avions tous les deux besoin de ce travail ». Elle a dû prendre des médicaments pendant un certain temps et se sent toujours tendue et en colère au souvenir du harcèlement.

Dégradation des droits de la femme en Turquie

Féministe, ingénieure des mines, consultante, auditrice et experte en relations de travail depuis 25 ans, Mme Gülenç est l’agent de terrain qui analyse et résout ces conflits dans un pays où l’on enregistre au moins 40 féminicides par mois et où deux femmes sur dix sont victimes de violences sexistes. Or, non seulement la Turquie n’a pas ratifié la Convention 190 (C190) de l’OIT sur la violence et le harcèlement (qui existe depuis cinq ans et a été ratifiée par 41 pays), mais elle s’est également désolidarisée de la Convention d’Istanbul en 2021. Après le coup d’État manqué de juillet 2016, le gouvernement islamiste conservateur de Recep Tayyip Erdoğan a amorcé une dérive autocratique avec une perte d’indépendance de la justice, du parlement, du journalisme, de l’éducation, et donc aussi des droits humains et des droits des femmes.

L’excuse avancée par M. Erdoğan pour justifier sa prise de distance à l’égard des droits des femmes et des personnes LGBTI+ est qu’il s’agit d’une « attaque contre l’institution de la famille ». En d’autres termes, la femme n’existe pas en dehors du cadre de la famille.

D’après des données officielles turques, l’économie informelle est passée de 50 % en 2010 à 33 % en 2018. Cependant, les audits des syndicats indiquent que le secteur informel représente encore environ 60 %. L’industrie textile, l’une des plus importantes du pays et dont le principal client est l’Europe, emploie 90 % des femmes actives, et une bonne partie des 4 millions de réfugiés, principalement des Syriens.

« L’un des principaux problèmes de l’industrie textile est que presque tous les sous-traitants sont de petits ateliers sans licence qui concentrent presque tout le travail informel et la majorité des travailleurs migrants sans permis, de sorte que les lois sur l’égalité des sexes ne sont pas appliquées. De nombreuses entreprises étrangères ne savent pas quelle proportion de leur approvisionnement provient de ces ateliers informels », explique Mme Gülenç.

Elle collabore avec la confédération syndicale DİSK afin de mettre en pratique les dispositions de la C190 avec ingéniosité et créativité, mais aussi avec la fondation néerlandaise Fair Wear pour les bonnes pratiques dans l’industrie textile mondiale. Selon leurs audits, l’important taux d’informalité dans le secteur turc est le principal écueil à l’amélioration de la situation : moins la syndicalisation est importante, plus les injustices sont nombreuses et plus l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes se creuse (la Turquie a été classée 124e sur 146 pays dans le classement 2022 de l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes établi par le Forum économique mondial). Depuis 2016, Mme Gülenç est intervenue dans une quarantaine de cas de violence sexiste dans les secteurs de la métallurgie et du textile.

L’investissement étranger, le grand stimulant

« Depuis la pandémie, de nombreuses entreprises turques doivent obtenir des investissements auprès d’institutions telles que la Banque mondiale, la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et de grandes entreprises européennes. Pour ce faire, elles doivent se conformer aux valeurs sociales de ces institutions dans le cadre de leurs projets. La lutte contre la violence et le harcèlement est très importante pour ces institutions. Ainsi, nous disons aux entreprises turques que si elles n’appliquent pas les quotas, la prévention de la violence et de la discrimination fondées sur le genre, elles perdront tout simplement ces investissements », explique Mme Gülenç à Equal Times.

Et cela fonctionne. Les fonds étrangers et les mécanismes propres au capitalisme sont donc la carotte qui permet d’imposer des améliorations.

Mme Gülenç fait partie d’un réseau de partenaires sociaux, de syndicats et d’associations féministes qui promeuvent ces droits à travers des campagnes d’information, des formations et des audits, et en imposant leur application au titre de prévention des risques professionnels dans les conventions collectives. La meilleure stratégie pour endiguer la violence consiste, selon eux, à augmenter le nombre de femmes parmi les représentants syndicaux et les postes dirigeants ; ce pourcentage étant passé de zéro à 30 % dans les syndicats avec lesquels Mme Gülenç travaille.

Tuğba Kahraman est ingénieure industrielle et travaille dans les télécommunications. Elle a fait sa thèse en 2016 sur les connaissances des étudiantes universitaires en matière de droits des femmes : la plupart d’entre elles ne savaient pas du tout de quoi il retournait. Elle-même a été menacée de perdre son emploi précédent si elle tombait enceinte : « Je suis considérée comme une fauteuse de troubles parce que je suis féministe et qu’il n’y a pratiquement pas de femmes dans mon secteur », a-t-elle déclaré à Equal Times.

L’action syndicale

Dans un cas concret, deux conjoints travaillaient dans la même entreprise de métallurgie et le représentant syndical avait découvert qu’elle subissait des violences domestiques. Le syndicat s’est entretenu avec le directeur et a réussi à lui verser deux mois de salaire en avance, afin d’éviter que son partenaire ne la laisse sans le sou et qu’elle puisse divorcer.

Pour prévenir la violence contre les femmes tant au sein de la famille que sur le lieu de travail, les syndicats s’appuient sur les conventions des Nations unies telles que la CEDAW (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes) ou sur la législation nationale telle que la Loi 6284, adoptée en 2012 à la suite de la ratification par la Turquie de la Convention d’Istanbul (2011). La raison pour laquelle ils tiennent compte de la violence au sein de la famille, et pas seulement sur le lieu de travail, est que l’agresseur pourrait également être un collègue, ou suivre ou rencontrer la victime sur son lieu de travail. La violence domestique est également liée à l’absentéisme, à la perte de concentration et de motivation et, en fin de compte, à la perte d’emploi pour la personne maltraitée.

C’est pourquoi la Convention C190 demande aux gouvernements de prendre des mesures appropriées pour « reconnaître les effets de la violence domestique » et « atténuer son impact dans le monde du travail ».

« Pourtant, ces lois ne sont pas respectées et parfois, la législation nationale n’est même pas appliquée ; les partis conservateurs disent qu’elles nuisent à la famille », explique à Equal Times Döne Gevher, secrétaire générale de Femmes de la KESK (Confédération des syndicats des fonctionnaires), qui regroupe des syndicats du secteur public tels que l’éducation, la santé et les employés municipaux. Selon des études de terrain, c’est dans ce secteur que le harcèlement est le plus signalé, même s’il n’y est pas précisément le plus prévalent, et ce, grâce à un système de détection et de signalement. Mme Gevher explique que son syndicat a organisé des campagnes d’information sur les réseaux sociaux et des manifestations à des dates importantes telles que le 8 mars et le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. La KESK plaide pour la parité dans la représentation syndicale avec un système de quotas et exige le respect des traités internationaux dans ses conventions collectives. Elle dispose également d’une équipe d’avocats et, lorsque cela s’avère nécessaire, le syndicat intente des actions en justice.

À Istanbul, au siège de la confédération syndicale DİSK, on se souvient encore d’une formation sur la violence sexiste au cours de laquelle l’un des travailleurs présents s’est levé et a demandé : « Voyons voir : j’ai giflé ma femme à quelques reprises. Vous allez me dire que c’est un délit ? ».

Sa présidente, Arzu Çerkezoğlu, explique qu’en plus de toutes les solutions susmentionnées — y compris les quotas de femmes —, sa confédération demande également « un soutien psychologique et des sanctions contre les travailleurs masculins qui infligent des violences à leurs épouses, y compris le licenciement » dans leurs conventions collectives. La Turquie a ratifié la Convention 100 de l’OIT sur l’égalité de rémunération, et la Convention 111 contre la discrimination. Elle exige donc leur application (car, d’une part, la violence et le harcèlement aggravent les inégalités et, d’autre part, les inégalités favorisent la violence et le harcèlement). En 2022, elles sont parvenues à rencontrer le ministre du Travail de l’époque, Vedat Bilgin, afin d’exiger la Convention C190, mais jusqu’à présent, leur demande est restée sans réponse.

Equal Times a contacté le ministère turc du Travail pour s’enquérir d’une éventuelle ratification, mais à l’heure de la publication de cet article, aucune réponse n’a été reçue.

Güldane Yeni, spécialiste auprès du syndicat TÜRK-İŞ, indique depuis Ankara que le syndicat organise des formations de sensibilisation à la Convention C190 dans toutes les provinces de Turquie, ainsi que sur les médias sociaux, et que ses statuts du syndicat ont été mis à jour afin d’y inclure l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans leurs conventions collectives, ils incluent également la prévention de la violence, les congés d’allaitement et de maternité, les allocations pour les services de garderie pour chaque enfant et plaident pour que les soins aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes handicapées soient pris en charge par l’État.

La confédération HAK-İŞ a obtenu des entreprises de son secteur qu’elles signent un « document de tolérance zéro contre la violence et le harcèlement ». Pour la première fois dans l’histoire, l’une des conventions de l’OIT est appliquée avant même sa ratification », explique depuis Ankara Pinar Özcan, responsable de l’égalité entre les hommes et les femmes du syndicat.

À l’instar des trois autres syndicats, HAK-İŞ a recours à d’autres lois internationales et locales pour appliquer bon nombre des dispositions de la Convention C190. « Nous avons également créé une plateforme de dialogue social avec la participation de tous les partenaires sociaux, y compris l’OIT, le FNUAP (Fonds des Nations unies pour la population), le ministère du Travail, le ministère de la Famille, le monde universitaire, Inditex, H&M, les syndicats des employeurs et les syndicats de l’industrie de la confection », ajoute Mme Özcan.

Un porte-parole de H&M a déclaré à Equal Times que « tous ses fournisseurs doivent signer l’engagement de l’entreprise en matière de développement durable » et que l’entreprise soutient toutes les mesures telles que la Convention C190 ou la Recommandation 206 (complétant la Convention sur la violence et le harcèlement), émanant également de l’OIT.

Cet article a été traduit de l'espagnol par Charles Katsidonis

Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.