À Chypre, les violences contre les demandeurs d’asile et les associations d’aide augmentent dans une large indifférence

À Chypre, les violences contre les demandeurs d'asile et les associations d'aide augmentent dans une large indifférence

Demandeur d’asile kurde, Ferit dénonce sans cesse les conditions de vie contraires aux droits de la personne qui lui sont imposées à Chypre. Il écrit sa colère sur des pancartes qu’il affiche chaque jour sur un banc à l’entrée de la vieille-ville de Nicosie. « Tout le monde s’en fiche, personne ne s’arrête pour me parler », regrette-t-il.

(Marine Caleb)
Actualité

C’est encore l’aube à Nicosie quand, le 5 janvier 2024, une explosion rompt le silence de la capitale de Chypre. La bombe fait voler en éclats les vitres du petit local de KISA, une organisation qui soutient et défend les demandeurs d’asile.

Sur la petite île méditerranéenne, c’est la première fois que des violences touchent une organisation de la société civile. Personne n’a été blessé, mais les bureaux ne sont toujours pas complètement réparés et l’organisation ne peut toujours pas opérer normalement.

« Cette attaque ne sort pas de nulle part. Cela faisait des mois que nous sommes victimes d’une campagne de diffamation et de barrières administratives qui nous empêchent de fonctionner », explique Doros Polykarpou, le directeur de KISA. Il pointe aussi du doigt un discours de défiance envers les organisations comme la sienne, propagé par le gouvernement de coalition de Níkos Christodoulídis, et une progression de l’extrême droite.

En février 2024, 41 organisations ont signé une lettre condamnant le harcèlement et l’attaque subis par KISA. Elles dénoncent ainsi l’escalade de violences envers les étrangers perçus comme non-blancs et les demandeurs d’asile, mais aussi le silence inquiétant du gouvernement chypriote et de l’Union européenne.

« Il n’y a même pas eu d’enquête. Quel genre de signal donne-t-on, en ne disant rien ? », s’emporte Kondylia Gogou chercheuse pour Amnesty International, l’un des signataires de la lettre.

La commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson s’est déplacée sur l’île en janvier 2024. Une visite saluée par Doros Polykarpou de KISA, mais qui doit être suivie d’actions selon Amnesty International dans un mail en réponse aux questions d’Equal Times, notamment pour « garantir que les défenseurs des droits humains e puissent travailler en toute sécurité ».

Quant au gouvernement chypriote, Andreas Georgiades, chef du service d’asile au ministère de l’Intérieur, affirme : « Si l’attaque sur KISA est basée sur un comportement xénophobe, bien sûr que nous le condamnons et la police est venue après la bombe ».

Un contexte migratoire tendu

Ces dernières années, Chypre est passée en première ligne de l’arrivée de demandeurs d’asile fuyant la Syrie, l’Afghanistan, mais aussi la RD-Congo, le Cameroun ou le Bangladesh pour rejoindre l’Europe et espérer une vie meilleure. En 2022, l’île a atteint un pic : 21.564 demandes d’asile ont été déposées. En 2023, il n’y en avait plus que 10.585. Toutefois, 5 % de la population étaient des demandeurs d’asile, en 2023, soit la plus haute proportion d’Europe.

Face à cet afflux, les violences xénophobes ont augmenté, alimentées par la progression de l’extrême droite, dont le parti ELAM vient de faire élire pour la première fois un eurodéputé, lors des récentes élections. En août 2023 à Paphos, 300 membres d’ELAM ont violemment attaqué les logements et les magasins des communautés immigrées. Un mois plus tard à Limassol, des commerces ont été détruits aux cocktails Molotov par un groupe de 200 Chypriotes. Plus récemment, en mars 2024 à Paphos, un homme a attaqué une trentaine de Syriens avec une arme.

« On a vu comment ça a tourné. Le racisme a augmenté, alors que nous avons besoin de travailleurs. Les personnes que l’on aide mentionnent beaucoup de violence verbale. Et le profilage policier a augmenté  », partage Corina Drousiotou, coordinatrice de projet pour le Cyprus Refugee Council.

Plus que ces violences, les demandeurs d’asile dénoncent les difficultés qu’ils subissent au quotidien. Même les besoins primaires sont difficiles à réaliser : trouver un logement ou un travail est un parcours du combattant, aux marges de la légalité.

Arrivé de Turquie en décembre 2022, Ferit est un demandeur d’asile kurde. Il vit dans la rue depuis son arrivée, faute d’argent et de travail. Pour l’instant, il passe ses journées sur le pont au-dessus des remparts vénitiens de Nicosie. « Je suis venu ici, car je pensais que c’était un pays d’accueil pour les Kurdes. Je voulais rester, mais ici, je n’ai pas de droits. On m’interdit de travailler », explique Ferit. Depuis décembre 2023, les demandeurs d’asile doivent attendre 9 mois après l’enregistrement de leur demande pour travailler.

Si certains préfèrent attendre pour ne pas mettre en péril leur statut, nombreux sont ceux qui n’ont d’autres choix que de travailler pour payer leur logement et leurs dépenses quotidiennes dans un pays connaissant une forte inflation. « On a besoin de travailler, ce n’est pas une vie ! », s’emporte Junior, arrivé de RDC il y a 5 ans et installé à Nicosie. Sa demande a été refusée, mais il n’est jamais parti. « Je ne peux pas retourner au Congo. Un avocat d’une ONG est sur mon cas », explique le jeune homme. Il a déposé des CV pour travailler dans le tourisme, un secteur en pénurie de main-d’œuvre.

À Nicosie, les demandeurs d’asile font tourner les hôtels et les restaurants, surtout en haute saison. Le reste du temps, ils sillonnent la ville à vélo pour livrer leurs repas aux Chypriotes.

Premier pays européen à expulser

Parallèlement, face à la hausse de l’immigration, le gouvernement reste ferme et fermé. « La priorité du gouvernement chypriote est d’empêcher les gens de venir et de faciliter le départ de ceux qui voient leur demande refusée », explique Corina Drousiotou. Par exemple, depuis décembre 2023, l’accès à la nationalité est conditionnel à un niveau B1 de Grec et une connaissance suffisante de la culture et de l’histoire de l’île.

En 2023, 22 millions d’euros (environ 23,5 millions USD) ont été investis par l’UE pour rénover le premier centre d’accueil de l’île, le camp de Pournara en banlieue de Nicosie. Pour Ferit qui y a vécu à son arrivée début 2023, l’expérience était déshumanisante : « Je suis resté trois mois et il y a beaucoup de problèmes dans les habitations. Personne n’est heureux, la nourriture n’est pas bonne et sent mauvais. On me donnait juste un seul bout de pain. Et quand tu essaies d’en parler aux responsables, ils se mettent en colère et n’écoutent pas ».

L’agrandissement et les travaux sont encore en cours et permettront d’accueillir environ 1.000 personnes. Motivé par une capacité d’accueil dépassée et des conditions de vie dénoncées par les demandeurs d’asile et la société civile, cet investissement a surtout pour objectif d’accélérer le traitement des demandes. Alors que la plupart pouvaient passer plusieurs mois dans le camp en attendant d’être libérés, aujourd’hui, la moyenne est de 2 semaines, selon Stéphanie Violari, coordinatrice de procédure au camp.

Aujourd’hui, si les conditions sont meilleures, le lieu reste très isolé et a des airs de prison. Il faut passer un portail barbelé pour accéder aux habitations. Les maisons sont froides en hiver et suffocantes en été et aucun arbre n’offre d’ombre au millier de personnes en attente.

En traitant les demandes plus rapidement, les personnes refusées sont censées, pour les autorités, retourner plus rapidement dans leur pays. Une mesure qui s’inscrit dans la politique de la Commission européenne sortante et dans le nouveau Pacte sur la migration et l’asile voté en avril 2024. En février 2022, Chypre et l’UE avaient justement signé un plan d’action pour améliorer la capacité d’accueil et faciliter les retours.

À Chypre, les personnes refusées peuvent compter sur les programmes de retours « volontaires  ». Les personnes dont la demande a été refusée reçoivent un billet d’avion vers un pays dit « sûr » ainsi qu’environ 1.000 euros. Avec 96 % des demandes refusées, Chypre est l’un des premiers pays européens à expulser, proportionnellement au nombre de demandeurs d’asile sur le territoire, selon le ministère de l’Intérieur. Les autorités se basent sur une liste de 27 pays « sûrs », comprenant le Nigeria, le Ghana, le Sénégal ou le Pakistan. Les ressortissants de ces pays se feront systématiquement refuser l’asile, leur demande étant « infondée ». Ce sont surtout les apatrides et les Syriens qui sont acceptés, mais leurs demandes sont souvent suspendues.

Quant aux demandes acceptées, un programme de relocalisation avait été mis en place pour envoyer les demandeurs d’asile en Allemagne, en France ou en Bulgarie par exemple, mais il a été interrompu depuis juillet 2023, car il aurait créé un « appel d’air », selon les autorités.

« La nouvelle politique du gouvernement est basée sur des valeurs humanitaires. Il ne s’agit pas de savoir si on veut ou pas des demandeurs d’asile, mais c’est une question de capacité d’accueil », explique Andreas Georgiades, chef du service d’asile. Il explique que, dernièrement, le pays fait face à un flux « extrême  » de Syriens arrivant du Liban, « qui ne peut être absorbé par Chypre  ».

Le gouvernement ne peut en effet renvoyer les Syriens sur son territoire ni en Syrie ni au Liban. Ainsi, depuis quelques mois, il presse l’UE de considérer certaines parties de la Syrie comme des zones sûres pour procéder à l’expulsion des Syriens refusés. Avec plus de 2.000 personnes arrivées entre janvier et mars 2024, le président chypriote a exprimé que le pays faisait face à « une crise sérieuse avec ces arrivées presque quotidiennes ».

De même, l’île souhaite signer un accord avec le Liban pour réduire l’arrivée de demandeurs d’asile sur son territoire, ce que la Commission a confirmé en mars dernier. Un plan préoccupant pour Amnesty International qui le rapproche des accords avec la Tunisie ou l’Égypte, qui sont maintenus « sans tenir compte des preuves évidentes des abus ou des graves violations des droits humains dans les pays avec lesquels l’accord est négocié », selon des mots partagés par e-mail.

Virage à droite en Europe et des associations livrées à elles-mêmes

La Commission européenne sortante a poursuivi un contrôle des frontières, dépensant 26,2 milliards d’euros (29 milliards USD) pour la migration et la gestion des frontières (dont 5,6 milliards [soit 6,3 milliards USD] pour Frontex, son agence de protection des frontières entre 2021 et 2027) et vient de voter le nouveau Pacte sur la migration et l’asile, qui pour les spécialistes, comme le chercheur Olivier Clochard, scelle une politique « court-termiste qui va dans un sens restrictif ». Cela se traduit par l’ambition d’une accélération du traitement des demandes par « filtrage » aux frontières ou la possibilité d’ordonner la détention administrative étendue à neuf mois, dans tout pays qui ferait face à un nombre d’arrivées exceptionnel, comme en 2015-2016.

« On veut un système plus rapide qui est une vitrine pour dire que les droits humains sont respectés, mais les demandes sont traitées à la va-vite. Or, il faut du temps aux personnes pour se confier et faire comprendre leur situation  », explique le chercheur associé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.

Ce Pacte a été voté à l’aube des élections européennes du 9 juin 2024, dans un contexte où les partis conservateurs et l’extrême droite sont en progression. « Avec 80 % des décisions adoptées en codécision, il y a des risques que cela influence la politique migratoire », estime Philippe Icard.

Car sur place, ce sont surtout les demandeurs d’asile qui pâtissent des politiques européennes. Leur situation dépend du travail d’une société civile réduite et non-soutenue financièrement par un gouvernement qui, au contraire, s’en méfie. Si les ONG rencontrées rapportent ne pas avoir changé leurs méthodes de travail ou se sentir en danger comme KISA, elles témoignent d’un renforcement sécuritaire. « Nous n’avons pas peur, mais ce n’est pas super d’avoir des contrôles de police en bas de chez nous. Cela ne renvoie pas le bon message, car les personnes viennent ici pour trouver de l’aide », explique Elizabeth Kassinis, directrice de Caritas Chypre.

Le centre est à côté de la porte de Paphos et de la frontière avec la Chypre turque. Une petite brigade de policiers est postée juste à côté pour opérer des contrôles d’identité. Nous constatons qu’elle cible surtout les personnes qui ont l’air d’être migrantes.

De leur côté, le Refugee Support Group a subi les conséquences de la loi sur l’interdiction de travailler pendant 9 mois pour les demandeurs d’asile : « On donnait à chacun de la nourriture de manière hebdomadaire pendant 4 à 6 semaines le temps qu’ils puissent travailler. Mais depuis que cela a changé, on ne peut plus les soutenir », regrette Natalie Holmes, responsable des communications.

Sans oublier que les ONG chypriotes souffrent, comme beaucoup d’autres ailleurs dans le monde, de la baisse de fonds internationaux qui peinent à suivre face à la multiplication des crises.

« On n’a pas le choix que de s’adapter, de sélectionner, de référencer comme on peut malgré le peu d’organismes », explique Mme Drousiotou du Cyprus Refugee Council. La poignée d’ONG et d’associations informelles a l’impression de travailler contre son gouvernement et l’Union européenne, n’ayant d’autres choix que de se concentrer pour donner un « accueil digne », au moins. Jusqu’à leur expulsion.