Le projet de loi « Chile Cuida » face au défi d’une protection intégrale en matière de soins au Chili

Le projet de loi « Chile Cuida » face au défi d'une protection intégrale en matière de soins au Chili

L’objectif du projet de loi « Chile Caida » est de fournir des services de soins de meilleure qualité et plus accessibles et de soutenir le travail des aidants, en particulier des aidants non rémunérés, dont la majorité sont des femmes. Sur cette image du 29 septembre 2024, Juan Luis Olivares, atteint d’un cancer, est aidé par Teresita Drogett. Valparaiso, Chili.

(Paz Olivares Droguett)

« Quand on est aidante familiale, la vie personnelle passe au second plan. Même si vous avez des moments pour vous, en réalité, les soins occupent 90 % de la semaine et il ne vous reste que 10 % du temps à consacrer à vous-même [...] Ces soins prennent fin lorsque nos proches nous quittent », explique Maria Isabel, 58 ans, fonctionnaire qui, aux côtés de sa sœur, a passé ces dernières années à s’occuper de ses parents.

Après avoir entouré leur père de leurs soins jusqu’à son dernier souffle, elles se trouvent à présent confrontées à un nouveau défi, celui de devoir s’occuper de leur mère, diagnostiquée avec la maladie d’Alzheimer. Jour après jour, Maria Isabel et sa sœur s’acquittent ainsi d’un travail qui bien souvent n’est ni reconnu, ni soutenu comme il se doit.

Tous les jours, Maria Isabel démarre sa journée de très bonne heure, alternant télétravail et bureau. Les jours où elle travaille à domicile, elle s’occupe de sa mère, qui a constamment besoin d’aide pour s’habiller, se rendre aux toilettes et effectuer d’autres activités quotidiennes. Maria Isabel est aidée par une cousine, mais la routine reste exigeante. En hiver, sa mère porte des pyjamas épais et des couches pour éviter les accidents. Ses matinées sont marquées par les plaintes de douleurs dues à une fracture de la hanche survenue il y a un an.

Pendant la journée, en guise de divertissement, Maria Isabel installe sa mère devant la télévision et veille à ce qu’elle prenne son déjeuner. L’après-midi, elle l’accompagne et s’occupe d’elle jusqu’au soir. Ensuite, elle partage sa chambre à coucher afin de pouvoir lui administrer ses médicaments et s’occuper d’elle si elle se réveille. Le week-end, elle fait les courses et partage les tâches ménagères avec sa sœur. Malgré cette routine répétitive et la difficulté à concilier travail et soins, Maria Isabel s’efforce du mieux de veiller au bien-être et au confort de sa mère, afin de lui assurer une vieillesse aussi confortable que possible.

Cette réalité reflète les difficultés et le manque de soutien auxquels font face de nombreuses familles chiliennes – en particulier les femmes, qui constituent la majorité des proches aidants ou soignants non rémunérés – et auxquels le projet de loi « Chile Cuida » vise à répondre moyennant la création d’un système national d’aide et de soins (Sistema Nacional de Apoyos y Cuidados, en espagnol).

Une nouvelle proposition en cours

La proposition de loi soumise au Congrès en juin, qui en est à sa phase initiale d’examen et de discussion, vise à faire des soins un droit fondamental. À cette fin, le texte propose notamment la création d’un réseau intégré combinant des initiatives publiques, communautaires et privées, coordonné et régulé par l’État. Ce réseau a pour objectif d’améliorer la qualité et l’accessibilité des services de soins et de soutenir le travail des soignants, en accordant une attention particulière aux soignants non rémunérés, qui sont majoritairement des femmes.

« L’initiative est proposée comme le quatrième pilier de la protection sociale, au même titre que la santé, l’éducation et la retraite. Son champ d’action s’étend de l’enfance au troisième âge, où l’accent est mis sur la promotion de l’autonomie et la prévention de la dépendance. En outre, elle élargit l’offre publique de services de soins en mettant l’accent sur les soins communautaires et en encourageant la coresponsabilité sociale et de genre. Elle vise aussi à alléger la charge disproportionnée des soins qui pèse sur les femmes », explique à Equal Times Nayareth Quevedo, secrétaire sous-régionale pour le cône sud de l’Internationale des services publics (ISP) au Chili, l’une des organisations qui a suivi de près le processus législatif et formulé des recommandations dans une perspective syndicale.

La pandémie de Covid-19 a mis au jour une crise des soins au Chili, où près de 1,5 million de femmes sont exclues du marché du travail en raison de leurs responsabilités familiales, selon l’Institut national des statistiques (INE). Au Chili, comme dans d’autres pays de la région, le travail des soins, historiquement invisibilisé et non rémunéré, incombe principalement aux femmes.

Un aspect important du projet concerne la reconnaissance et la valorisation du travail des proches aidants, ou soignants non rémunérés qui, comme Maria Isabel, consacrent leur temps aux soins, sans aucune rémunération financière.

Pour soutenir ces personnes, le projet propose l’accès à des programmes et services de soutien aux aidants et soignants, qui permettent notamment à ceux-ci de réduire leur charge de travail et d’améliorer leur développement personnel. La proposition de loi prévoit également de leur garantir des opportunités de travail décent sur le marché du travail, ainsi que l’égalité et la non-discrimination. Elle promeut en outre les loisirs, y compris l’accès à la formation et à la certification dans le domaine des soins, afin d’améliorer les compétences et les conditions de travail dans le domaine du soin.

Dans ce contexte, « Chile Cuida » est présentée comme une initiative pouvant conduire à la mise en place d’un système national d’aide et de soins. Un tel système permettra non seulement de fournir des services de soins, mais aussi de protéger tous les soignants, qu’ils soient ou non rémunérés, ainsi que de promouvoir une plus grande équité et un plus grand respect au sein de la société.

Comme le souligne Mme Quevedo : « Nous attachons énormément d’importance au concept de l’économie des soins et à la manière dont celui-ci a été établi par les féministes pour valoriser le travail de soins. Cependant nous devons également nous tourner vers une question beaucoup plus large. Les soins ne sont plus seulement une question privée relevant du ménage, mais une question [structurelle] beaucoup plus fondamentale. »

Partant de ce point de vue, l’accent est mis sur la nécessité d’évoluer vers une coresponsabilité sociale en matière de soins.

Professionnalisation et valorisation du secteur

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), le travail de soins, bien que souvent associé aux tâches domestiques et familiales, est beaucoup plus présent qu’on ne le pense, notamment dans les hôpitaux, les maisons de retraite, les garderies et les écoles. Pour cette raison, « Chile Cuida » insiste sur l’importance de ce travail pour le bien-être social et promeut la responsabilité collective de le reconnaître et de le soutenir.

Selon Nayareth Quevedo, il est essentiel de commencer par améliorer les conditions de travail et les conditions économiques de tous les soignants, qu’ils soient ou non rémunérés. Le projet se concentre donc sur la professionnalisation du secteur par le biais de la formation et de la certification. Il vise à améliorer la qualité des soins et à transformer le secteur avec des carrières offrant de meilleures perspectives économiques.

En attendant, le niveau élevé de travail informel, qui touche plus de 2,5 millions de personnes selon l’INE, et le taux de chômage de 8,7 % chez les femmes selon le Women in Work Index (indice de participation des femmes au marché du travail), outre le fait que les femmes continuent d’assumer 71,7 % des tâches de soins, posent un défi de taille. Ceci souligne la nécessité de politiques qui, non seulement améliorent la qualité des services de soins, mais qui remédient aussi aux inégalités dans le secteur des soins. Karen Palma, vice-présidente pour les femmes et l’égalité des genres au sein de la centrale syndicale chilienne Central Unitaria de Trabajadores (CUT), s’est inquiétée de certaines lacunes observées dans le projet de loi.

« Il ne s’agit pas de remplacer la question de la protection de l’État, étant entendu que nous vivons dans un modèle néolibéral, par la formation des femmes [soignantes], et de rejeter le problème sur elles. [D’autre part] il s’agit d’une responsabilité sociale et l’État doit être impliqué, en formant et en qualifiant, mais pas en supplantant », a-t-elle déclaré.

Mme Palma critique le fait que, bien que la proposition de loi prévoie une compensation pour les soignants, elle est dépourvue d’une politique de l’emploi. Si la professionnalisation pourrait ouvrir de nouvelles perspectives d’emploi, il n’est pas certain qu’elle ait un impact sur les conditions de travail réelles dans le secteur. La protection des droits des aidants reste donc une préoccupation pour la CUT.

Selon Mme Quevedo, ce projet doit être considéré comme un changement davantage politique que technique, dès lors qu’il met en exergue la nécessité de s’attaquer aux inégalités et de reconnaître les diverses réalités des travailleurs. « [Une situation de ce type] ne se règle pas à coup de projet de loi, cela va bien plus loin. Je suis toutefois d’avis que ces questions vont être inscrites dans l’agenda public, qu’elles seront débattues, et cela a toute son importance », a-t-elle affirmé.

« Une manière appropriée de reconnaître le travail des soignants [non rémunérés] serait de leur octroyer une prime ou une compensation proportionnelle à leur travail », estime pour sa part Maria Isabel. Et d’ajouter que même s’ils doivent s’occuper d’un parent, comme dans le cas de sa mère, la responsabilité de ce travail devrait également être assumée par l’État, ce qui donnerait de la dignité aux personnes qui prodiguent des soins, souvent en solitaire.

En ce sens, des organisations telles que la Confédération syndicale internationale insistent sur la nécessité d’éviter toute initiative susceptible de perpétuer la division du travail fondée sur le genre. Ainsi, plutôt que de dépenser de l’argent pour les soignants non rémunérés, les politiques à privilégier sont celles qui investissent dans des services publics de soins accessibles à toutes et à tous.

La perception des soins : un enjeu culturel

La perception sociale des soins demeure un défi. Mme Palma souligne le manque de reconnaissance de ce travail au sein de la société chilienne. « Dans le domaine des soins, nous accusons un retard très considérable. Les soins ne sont pas reconnus comme un travail à part entière. La responsabilité des soins aux personnes âgées, aux enfants et aux personnes avec un handicap incombe toujours aux femmes. Il en va quasiment d’une obligation morale et culturelle », ajoute-t-elle.

Malgré certains progrès dans des « secteurs plus conscientisés », Mme Palma souligne la persistance, au sein des secteurs populaires, de modes de comportement qui tendent à renforcer les inégalités et sont profondément liés à la pauvreté.

« Le projet se focalise sur la formation des soignants mais n’aborde pas la formation et la sensibilisation du reste de la société, qui pourtant en bénéficiera également. Nous pensons donc qu’il s’agit là d’un domaine dans lequel les syndicats devront jouer un rôle important », indique Mme Quevedo.

« Les soins sont un soutien à la vie et tant que l’on ne comprendra pas que ce rôle de soutien à la vie retombe aujourd’hui principalement sur les épaules des femmes, et que sa pérennité doit relever de la coresponsabilité de tous, il sera impossible d’avancer vers une plus grande justice », a-t-elle déclaré.

Toujours selon Mme Palma, il est urgent, au Chili, de revoir les politiques publiques selon une perspective inclusive. Elle relève l’absence de « politiques pensées spécifiquement aux fins de remédier à de telles inégalités [structurelles]... Par exemple, si un service de garderie est relativement éloigné, on présume que tout le monde dispose d’un véhicule pour y conduire ses enfants. Or, c’est loin d’être le cas des personnes précarisées », explique-t-elle. Elle insiste sur le fait que relever ce défi est indispensable au succès du projet de loi « Chile Cuida », et que fermer les yeux sur les inégalités risquerait d’en restreindre et l’efficacité et la portée.

La marchandisation des soins sera-t-elle évitée ?

« À force de tout payer, nous avons perdu l’habitude de voir nos droits garantis et au final, nous avons permis la marchandisation de la vie et des droits. Il sera d’autant plus difficile pour le gouvernement de s’attaquer à ces enjeux que les gens ne les comprennent tout simplement pas », explique Mme Quevedo.

Dans un pays où le libre marché s’est emparé du contrôle des services publics, Nayareth Quevedo souligne que l’idée de renforcer le secteur peut apparaître pour beaucoup comme un pas en arrière. Cette situation nous place face à un dilemme : comment éviter la marchandisation des soins et ses effets sur les personnes qui les dispensent et celles qui les reçoivent ?

« Si le projet de loi ferme la porte au secteur privé, le “non” l’emportera », affirme Mme Quevedo. Le texte établit que la coresponsabilité incombe à la famille, à l’État, au secteur public et au secteur privé. Toujours selon elle, le succès du programme dépendra, d’une part, de la capacité de coordination du gouvernement avec ces secteurs et, d’autre part, de la vigilance active des syndicats et des organisations sociales, afin d’assurer à la fois la qualité des services de soins et la protection des droits des soignants.

« Nous devons réfuter le mythe selon lequel nous voulons abolir le secteur privé. Nous croyons en la cohabitation avec le secteur privé, sous réserve d’une réglementation appropriée », précise Karen Palma. Elle souligne la nécessité d’une réglementation qui fasse passer le bien-être et les soins avant les intérêts lucratifs.

Défis et perspectives d’avenir

La grande question est de savoir si la proposition de loi « Chile Cuida » sera effectivement adoptée et si elle se traduira par la mise en œuvre d’un projet qui donnera lieu à un changement de perspective en matière de soins. D’autre part, le modèle chilien d’un État non interventionniste a, selon les personnes interrogées, conduit à une carence notable de protection en matière de soins, entraînant une surcharge disproportionnée pour les femmes et limitant leur développement intégral.

Le gouvernement a fait preuve d’un engagement en faveur du travail décent et se présente comme le « gouvernement du care », a déclaré Mme Palma. Elle insiste toutefois sur le fait que pour accomplir de réels progrès, il sera essentiel de définir clairement les stratégies visant à améliorer les conditions de travail dans le secteur. Selon elle, les politiques doivent refléter la réalité de tous les soignants, tant leurs besoins que leurs circonstances spécifiques.

Pour sa part, Maria Isabel soulève une question essentielle. « Les soignantes [non rémunérées] comme moi ne sont pas appréciées à leur juste valeur. Les politiques et les lois tendent à se focaliser sur les soignants [relevant du système de soins de santé et/ou rémunérés], et non sur celles et ceux d’entre nous qui nous occupons de nos proches à la maison », dit-elle. Elle souligne que ce manque de reconnaissance met au jour une faille persistante dans les politiques publiques, qui tendent à ignorer les besoins réels et les défis auxquels sont confrontées les personnes qui effectuent ce travail essentiel dans le cadre domestique.

Quoi qu’il en soit, au-delà des propositions conventionnelles, « Chile Cuida » fait figure d’initiative transformatrice, inspirée par l’approche pionnière de l’Uruguay, qui fait figure de référence en matière de politiques intégrales de soins. Bien qu’elle se trouve au stade législatif et qu’elle se heurte à la difficulté d’être adoptée par un « Congrès affaibli et fragmenté », le potentiel qu’elle offre de créer un précédent important est remarquable.

S’il est adopté, le projet « Chile Cuida » pourrait redéfinir les priorités politiques nationales, en plaçant le bien-être et les soins à toutes les personnes au centre de l’agenda public.

« Le défi est certes de taille, d’autant que le parlement est divisé à 50/50. Il nous faudra non seulement convaincre la droite de l’importance de veiller à ce que le secteur privé ne tire pas profit de la situation, mais aussi l’extrême droite, qui est opposée à la coresponsabilité entre la famille et l’État. L’extrême droite soutient que la coresponsabilité doit être portée au sein du foyer, par les femmes, les filles, les mères, les petites-filles, les nièces. Nous allons donc avoir deux discussions », explique Mme Quevedo. Elle souligne en outre la nécessité de garantir un financement adéquat et suffisant pour assurer la viabilité à long terme du système.

Néanmoins, « le fait qu’un pays promeuve un tel projet représente une opportunité politique pour le reste de la région. Par-delà ses avantages et ses inconvénients, il donne de la visibilité aux soignants et reconnaît leur rôle au sein de la société », a-t-elle conclu.

Cet article a été traduit de l'espagnol.

Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.